
L’antithèse d’un dossier de presse, mais qui conviendrait bien à la malignité du sujet, et au difforme personnage d’Alfred Jarry qui lui sert d’enseigne, consisterait à présenter les choses ainsi : Pere Ubu est un groupe de rock, pre-punk et post-punk (on a aussi dit « art punk »), en activité depuis bientôt quarante ans, qui vient de sortir son quatorzième disque studio, « Lady from Shangaï ».
De la formation initiale, il ne reste plus, envers et contre tout, que « l’abominable » David Thomas. Homme de tête et de théâtre ; homme de tête avec une voix de tête bien faite pour perturber, pour vriller, noyauter et admonester, pour siffler des insinuations ou sonner comme une sirène (d’alarme), soit un petit prodige d’atonalité à soi seul. Satiriste gardant néanmoins une tendresse particulière pour la grandeur épique du réseau routier, pour l’exotisme et ses stupéfactions, et pour les oiseaux par déraison, David Thomas fait passer sa musique par tous les stades : tour à tour cristalline et ténébreuse, fringante et sinueuse. Nerveuse, toujours. Grouillante...
Mais il ne faudrait pas oublier que le guitariste Tom Herman, le claviériste Allen Ravenstine, le bassiste Tony Maimone et le batteur Scott Krauss ont tous contribué, à l’origine (seconde moitié des années 70, en provenance de Cleveland, Ohio), à créer le son qui est encore celui de Pere Ubu aujourd’hui, jusqu’à ce que le groupe soit rejoint, à un moment ou à un autre, par les guitaristes des MC5 ou de Red Crayola, par le claviériste de Captain Beefheart, par les batteurs d’Henry Cow ou des Golden Palominos, et jusqu’à la présente incarnation.
Sa carnation, très vive : une musique fondée sur une rythmique trépidante et épileptique, une mécanique déréglée de claviers paradoxaux, des riffs de guitare cisailleurs, le tout servi par un travail très élaboré sur les tessitures orchestrales, mêlant dissonances abstraites et synthétiques, bribes de musique concrète et stridences free électrique… Chaque chanson étant délivrée à la manière d’un court-métrage viscéral et cérébral. Pere Ubu aura donc mérité de haute lutte son insaisissabilité, finalement ni krautrock, ni rock progressif ou industriel, ni même no wave. Et quelque chose, mais quoi, de tout cela à la fois – quelque chose plus alternatif que rock peut-être. Si le temps n’a pas de prises sur Pere Ubu, ce n’est donc pas en vertu d’une niaise jouvence à effets promotionnels.
Lors d’un précédent passage à Sons d’hiver, doublé d’une Tambour-Conférence, David Thomas (toujours éberlué que l’on puisse opposer culture populaire et culture expérimentale, et avec ce sens de l’humour noir qui n’appartient qu’à lui et à Jarry), tirait les choses au clair : « Pere Ubu est un groupe de rock mainstream. Justin Timberlake, lui, produit une étrange musique expérimentale. Robbie Williams est avant-gardiste. Britney Spears découvre sans cesse de nouvelles choses, innovantes qui plus est. Mais Pere Ubu répète constamment la même chose. La “nouveauté” est un piège à cons, une arnaque montée de toutes pièces pour des individus ayant un profil de candides étudiants, et autres gens naïfs. » David Thomas est aussi peu commode qu’un ogre, vous allez l’adorer.
DERNIERE SORTIE: ALBUM "LADY FROM SHANGHAÏ" (FIRE RECORDS)
PERE UBU : David Thomas (voix), Keith Moliné (guitare), Robert Wheeler (piano, synthétiseur, thérémin), Michele Temple (guitare basse), Darryl Boon (clarinette), Steve Mehlman (batterie, voix)