Maison des arts de Créteil - Tiago Rodrigues
Voir tout
Théâtre

Tiago Rodrigues

Dans la mesure de l'impossible

coup de coeur
10—11janv. 2024

Fils d’une mère médecin et d’un père journaliste, Tiago Rodrigues s’est souvent démandé pourquoi il avait choisi de raconter le monde plutôt que de le sauver en agissant de manière plus concrète. Faut-il venir au secours du monde ou en faire récit ? Tenter d’agir directement sur le réel ou le raconter ?
Proche de la Comédie de Genève, il y aura été très présent ces dernières saisons, ainsi pour écrire ce spectacle, il s’immerge dans la Genève internationale pour partir à la rencontre de celles et ceux qui font de l’humanitaire leur profession. Il rencontre des employés et employées du Comité International de la Croix Rouge et de Médecins Sans Frontières, en découle l’envie de regarder le monde par leurs yeux et naît la nécessité d’écrire un texte qui passe par le prisme de l’intime.
Inspiré de leurs témoignages, le spectacle expose les dilemmes de ces personnes engagées qui vont et viennent entre des zones d’intervention tourmentées et un paisible « chez soi ».

"Dans la mesure de l’impossible" est fait de récits d’hommes et de femmes qui se battent au quotidien pour un monde meilleur tout en sachant qu’ils ne vont pas le changer. Capables d’autocritique et conscients des problématiques de l’expérience humanitaite, ils continuent pourtant à travailler pour temporiser et gagner du temps sur le pire.

En savoir (+) Entretien 

Entretien réalisé par Marc Blanchet en octobre 2022 pour la Scène nationale du Sud Aquitain et en juin 2023 pour le Festival d'Avignon et traduit en anglais par Gaël Schmidt-Cléach

"Dans la mesure de l'impossible" a été conçu à partir d'entretiens avec des humanitaires. Ce spectacle exprime à la fois une envie de raconter une histoire et une conception personnelle de la représentation théâtrale…

-> Pour chaque pièce, je commence par quelque chose de simple et de complexe à la fois : la narration d'une histoire qui n'est pas la mienne. Cependant, j'écris à partir de mon expérience d'acteur. Il s’agit d’une manière « d’ajouter » quelque chose à ce qui est raconté. J'ai recueilli une série de témoignages d'humanitaires pour « Dans la mesure de l'impossible » . Ce que je souhaite, c'est raconter une histoire avec une dimension méta-théâtrale. Ce terme revêt souvent une dimension élitiste et postdramatique. Ajoutons quelques nuances : le théâtre est par nature méta-théâtral, avec la présence physique d'une assemblée humaine composée de spectateurs et d'artistes. Au théâtre, l'artifice est toujours en vue. Je le vois comme une continuation de ce contrat invisible entre spectateurs et artistes. Je ne cherche pas à faire du théâtre qui vous emmènerait ailleurs, qui tenterait d'effacer la réalité du moment théâtral. Le but du théâtre n'est pas de prétendre qu'il n'y a pas de théâtre. Il s'agit de rassembler les gens et, par le pouvoir des mots, de faire de même avec les corps et l'imaginaire des spectateurs, afin de permettre une expérience différente. Dans « Dans la mesure de l'impossible » , alors que l'on tente de raconter une histoire, un labyrinthe poétique apparaît dès que les acteurs se mettent à jouer les rôles d'humanitaires. Ce labyrinthe est un terrain fertile pour les acteurs ; cela génère des questions et leur permet d'éprouver une certaine liberté par rapport à une histoire originale. C'est une forme de transmission. Nous ne serons pas les derniers à le faire. Comme tout le monde, nous ne sommes que de passage, les conteurs éphémères de notre époque.

Une représentation théâtrale est-elle une forme d’exercice démocratique ?

-> Ce n’est peut-être pas toujours le cas, mais les miens le sont ! « Assemblage humain » est une expression que j'utilise quotidiennement lorsque je répète avec des comédiens. Je leur dis : 
« N'imaginez pas que vous êtes à l'endroit même où se déroule l'histoire, ni au milieu d'un décor : vous êtes surtout face à des gens. » Il y a quelque chose d'agora dans toute représentation théâtrale. Jean-Jacques Rousseau, dans sa lettre à D'Alembert, confie que malgré ses réserves sur le théâtre, il a une qualité indéniable : c'est une fête citoyenne. Le théâtre permet de participer à une œuvre d'art, avec un aspect ludique et imprévisible propre à la représentation. Si je devais me faire tatouer le corps, cela dirait « fête civique ».

Dans « Dans la mesure de l'impossible » , les humanitaires refusent de passer pour des héros. N'y a-t-il pas dans votre théâtre une volonté de redonner à l'humain une dimension originelle ?

-> Il est important que le théâtre « nettoie » les hiérarchies sociales et historiques. Tout comme un professeur d'université et un ouvrier d'usine mettent de côté leur formation et leur métier lorsqu'ils se retrouvent autour d'une bière pour discuter d'un match de football… ou, pour être plus « vilaresque », lorsqu'ils s'assoient côte à côte dans la Cour d'honneur du Festival d'Avignon pour voir le même spectacle. Le théâtre comme parenthèse démocratique m'intéresse autant que créer des histoires sur scène. J'ai abordé les humanitaires de « Dans la mesure de l'impossible » comme je le ferais avec de vrais héros. Plus je discutais avec eux, plus mon admiration grandissait, tout comme mon esprit critique. Ils ont leurs complexités, leurs contradictions, leurs défauts. J'aime l'idée que les personnages sont proches de nous, que leur grandeur ne nous fait pas peur.

Les expériences et les confidences des humanitaires dans « Dans la mesure de l'impossible » se dévoilent petit à petit. Comme si vous cherchiez à faire sortir des mots initialement cachés derrière des couches de protection…

-> Ce qui m'intéresse le plus dans ces histoires basées sur des entretiens, c'est la manière dont elles nous parlent de l'humanité. La « proximité » d’une représentation théâtrale intensifie ce sentiment. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de mystère. Avant de prononcer ses premiers mots, l’acteur ne diffère en rien du public. Viennent ensuite les mots, et un « imaginaire partagé ». Il suffit à un acteur de dire bonsoir ou autre et, petit à petit, les corps, l'espace et la lumière commencent à faire surgir cet imaginaire partagé. C'est incontrôlable : chacun l'interprète à sa manière et crée quelque chose de collectif qui n'existait pas avant. De nombreuses pièces imposent une construction positive et facile à digérer. Si je peux être séduit par ce type d’approche, ce n’est pas le mien. Je préfère partir de rien et construire avec le public. Il faut être proche d'eux dès le début, même si nous sommes différents parce que surveillés. Je veille à ne pas imposer d'esthétique ou de codes ; ils sont construits pendant le spectacle lui-même. Cela permet des présences sur scène, des personnages, une performance dans un espace de normalité. Il ne manque ni de richesse, ni d'humanité, ni de profondeur.

Vous avez envie que quelque chose surgisse en dehors d’une approche classique et ritualisée…

-> Il y a un exercice que je demande régulièrement aux comédiens : commencer comme si ce n'était pas du théâtre, mais juste des gens qui parlent et, à un moment donné, parce qu'ils sont là, nous faire comprendre qu'on est au théâtre. Que nous sommes « glissés » dans le théâtre sans effort. Le début de chaque spectacle est la clé de ce processus. Alors oui, combien de temps peut-on faire semblant en sachant que c'est du théâtre ? Le retour le plus agréable que je puisse recevoir de la part des spectateurs vient de cette expérience lorsqu'ils avouent avoir résisté, puis reconnaissent que, sans trop savoir comment, ils se sont retrouvés dans une représentation théâtrale. C'est l'un des plus beaux compliments que je puisse recevoir.

« Dans la mesure de l'impossible » joue sur les pôles du devoir et du sacrifice. Comment voyez-vous ces deux pôles?

-> Ce spectacle parle du devoir, mais d’un devoir choisi. Il n’y a pas d’imposition sociale due à la tradition. Pour ces humanitaires, interrogés pendant des centaines d’heures, il s’agit plutôt d’une transgression, d’un choix contre les circonstances, refuser d’être avocat ou médecin par exemple. Le geste humanitaire est synonyme d'un profond sacrifice de sa vie personnelle, de son bien-être, voire de sa santé mentale. « Dans la mesure de l'impossible parle de négociations intimes avec le monde. »

Enfin, peut-on parler de l'annulation en juin des Émigrants de Krystian Lupa , et des raisons qui ont conduit à la programmation de Dans la mesure de l'impossible ?

-> Suite à l'annulation en juin de la création des Émigrants de Krystian Lupa à la Comédie de Genève, nous avons essayé de trouver un moyen de présenter ce spectacle au Festival d'Avignon. Nous avons entamé une conversation avec Krystian Lupa, nos théâtres partenaires et l'équipe de production afin de trouver un cadre apaisé et respectueux pour toutes les parties impliquées. Après six jours de discussions, nous avons dû constater que les conditions logistiques, financières et de calendrier n'étaient pas réunies. Une telle annulation sans remplacement aurait eu un réel impact financier sur le Festival d'Avignon. Mais quelle émission pourrait le remplacer ? « Dans la mesure de l'impossible » nous a permis d'impliquer à nouveau La Comédie de Genève, qui était sa salle de production, et qui allait également souffrir financièrement de l'annulation du spectacle de Krystian Lupa. Il a fallu agir vite pour ne pas rendre cette annulation plus douloureuse qu'elle ne l'était déjà, même si nous garderons une cicatrice de ne pas pouvoir présenter cet ouvrage. Après quelques recherches et de nombreuses discussions, j'en suis arrivé à la conclusion, en tant que directeur du Festival d'Avignon, que présenter un artiste ou une compagnie comme un choix de dernière minute n'était pas idéal. Cela ne correspondait pas à notre choix de programmation initial et serait perçu comme un second choix, ce qui serait injuste. Ma responsabilité était donc de trouver une autre solution. Depuis que j'ai pris mes fonctions, j'ai dit que mon travail artistique devait servir le Festival d'Avignon plutôt que l'inverse. J'ai maintenant l'occasion de le prouver lors de cette première édition en partageant un de mes spectacles, un spectacle auquel je crois profondément. Elle a pris une nouvelle ampleur depuis sa création en 2022. Le début de la tournée a coïncidé avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. « Dans la mesure de l'impossible » n'est plus un spectacle sur quelque chose de « lointain », mais sur quelque chose de très proche. Lorsque les travailleurs humanitaires affirment que le monde est divisé entre ce qui est possible et ce qui est impossible, et que ces deux aspects peuvent changer de place à tout moment, nous pouvons alors comprendre comment une région auparavant considérée comme faisant partie du possible est désormais devenue une partie de l’impossible. De même, les drames de la Méditerranée ne cessent de nous ramener à des éléments du spectacle...

 

 

 

 

 

Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues
Traduction : Thomas Resendes 
Scénographie : Laurent Junod, Wendy Tokuoka, Laura Fleury 
Composition musicale : Gabriel Ferrandini
Lumière : Rui Monteiro
Son : Pedro Costa
Costumes et collaboration artistique : Magda Bizarro
Assistant à la mise en scène : Renata Antonante
Régie générale et plateau Valérie Oberson
Régie lumière Etienne Morel
Régie son Charles Mugel et Benjamin Vicq
Direction de production Julie Bordez
Chargée de production Pascale Reneau
Fabrication décor : Ateliers de la Comédie de Genève

Avec Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov et Gabriel Ferrandini (musicien)

Production : Comédie de Genève.
Coproduction : Odéon-Théâtre de l’Europe – Paris, Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa, Teatro Nacional D. Maria II – Lisbonne, Équinoxe – Scène national de Bretagne – Rennes, Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne, CDN Orléans – Val de Loire, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle.
Avec la collaboration du CIRC - Comité international de la Croix Rouge et de MSF- Médecins sans frontières. 

Repères à écouter 
France Musique "Tiago Rodrigues, le théâtre une espace des possibles" 
France Culture "Tiago Rodrigues, Plus l'Histoire avance, plus on peut inventer"

Grande Salle

Tout public :

Durée 1h50
Spectacle en français, anglais et portugais
surtitré en anglais et en français.